[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 30 mai 2021. Abonnez-vous]
Pour quelqu’un qui, comme moi, travaille sur l’agilité des organisations, le sujet des modes de décision est clé : dans une entreprise qui cherche à devenir plus agile, les dirigeants, les managers et les collaborateurs sont confrontés à la nécessité de prendre plus de décisions, plus souvent, et plus rapidement.
Or il y a là une source d’incompréhension majeure me semble-t-il : la rapidité d’une décision ne devrait pas se mesurer au temps nécessaire pour la prendre mais pour qu’elle soit mise en œuvre.
À quoi ça sert de décider vite si nos équipes appliquent à reculons ? Pour qu’une décision soit efficace, c’est-à-dire appliquée, il faut de la méthode.
Prendre une décision efficace: hâtons nous lentement
Qu’est-ce qui rend l’entreprise plus agile : une décision prise en un instant par un patron impulsif, mais que l’on met des mois à faire accepter et traduire opérationnellement, ou une décision que l’on met des semaines à construire mais qui s’applique rapidement et de façon cohérente à tous les niveaux de l’organisation ?
Une recherche sur la qualité des décisions et leur mise en œuvre m’a amené sur un vieil (2003) article de la Harvard Business Review où W. Chan Kim et Renée Mauborgne (les auteurs de la Stratégie Océan Bleu) présentent leur «Fair Model».
Leurs travaux ont montré que l’acceptation d’une décision dans l’organisation tient beaucoup plus à la manière dont cette décision a été prise qu’à la nature de la décision elle-même. Plus précisément, c’est le sentiment que la décision a été bien prise qui joue un rôle clé dans l’acceptation de la décision.
Le modèle qu’ils proposent, le «Fair Process», a trois composantes : implication, explication et clarté des attentes (en anglais les 3E : Engagement, Explanation, Expectation clarity).
Les trois temps du « Fair Process »
En résumant le process de façon très schématique, une décision efficace se construit en trois temps :
- Implication des parties prenantes dans l’examen de la situation initiale, du problème, des options.
- Explication par le décideur de son choix, de ce qu’il a retenu et des raisons pour lesquelles il ou elle a écarté certaines propositions.
- Explicitation de ce qui est attendu de chacun dans la mise en œuvre.
C’est un modèle intéressant car, à petite échelle et sans annonces préalables, il est facile à mettre en œuvre dès demain au sein de votre Codir, ou de votre équipe : voici le problème que nous avons à résoudre, chacun prend trois minutes pour réfléchir aux dimensions du problème et au options et formule des propositions. On partage les idées, on les questionne. Ensuite vous faites une pause café pour vous donner quelques minutes de recul. À la reprise vous expliquez votre décision : voici ce que j’ai décidé ; j’ai retenu cette proposition parce que…, par contre j’ai intégré telle idée parce que… L’idée de faire … était intéressante parce que peu couteuse mais j’ai eu peur que ça soit trop mal vécu par les équipes. La dernière étape est de préciser clairement ce que vous attendez de chacun. Nous allons procéder comme ceci : Martine, je voudrais que tu travaille avec …
Un process de décision aux nombreux bénéfices
J’aime beaucoup ce process qui me parait offrir de nombreux bénéfices :
- Le décideur n’abdique pas sa responsabilité. Il ou elle peut tout à fait retenir une position minoritaire pertinente. Et il ne se cache pas derrière l’avis du groupe : c’est bien lui, ou elle, qui décide et assume les conséquences futures.
- C’est un vrai mode de décision participative qui ne tombe ni dans la fausse consultation sensée conforter une décision déjà prise, ni dans un abandon de poste du manager qui cherche un consensus pour ne pas avoir à trancher.
- Si la consultation est bien menée, cela offre de réelles chances d’améliorer la décision en apportant de multiples perspectives sur le problème et les solutions possibles.
- La décision est expliquée et explicitée ce qui offre à la fois une grande clarté, source d’alignement, et comporte une dimension modélisante qui favorise l’autonomie des équipes en leur transmettant les logiques de décision du chef.
Note : il est intéressant de savoir que le process marche tout aussi bien à plus large échelle. Les auteurs ont développé ce modèle après avoir initialement travaillé sur la mise en œuvre de la stratégie et la répartition subséquente des budgets d’investissement à l’échelle des groupes comportant de nombreuses filiales. Ils en avaient dans un premier temps (1991-1998) tiré le modèle de «procedural justice», objet d’une abondante littérature scientifique.
Faisons-en l’expérience !
On essaie ? J’aimerai beaucoup avoir vos retours d’expérience. Si vous êtes plusieurs on pourrait même envisager un petit épisode du podcast sur ce sujet.
Pour aller plus loin sur le Fair Process :
- L’article «Fair Process: Managing in the Knowledge Economy» dans la Harvard Business Review (2003)
- La présentation de cet outil sur le site Blue Ocean Strategy
Le concept de «Procedural Justice» est essentiellement développé dans trois articles de Kim et Mauborgne :
- Implementing global strategies: The role of procedural justice (1991)
- A Procedural Justice Model of Strategic Decision Making: Strategy Content Implications in the Multinational (1995)
- Procedural justice, strategic decision making, and the knowledge economy (1998)
Et je renvoie les curieux à mon interview sur le sujet de l’agilité organisationnelle dans le podcast Outils du Manager (également dispo sur Youtube).
Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.