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Une erreur peut en cacher une autre

[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 17 septembre 2023Abonnez-vous]

Le titre original des orphelins Baudelaire, c’est « a series of unfortunate events », un enchaînement d’événements regrettables. Ça décrit précisément ce que nous avons découvert cet été, dans la gestion de l’association dont j’ai assuré la vice-présidence ces deux dernières années. 

Une vraie gifle. Et une bonne leçon. 

Mais pour ça il faut d’abord que je vous raconte ce qui s’est passé : 

Dérapage non contrôlé

Lorsque nous avons hérité de la présidence tournante il y a 2 ans, les comptes de l’association étaient excédentaires, la gestion de nos prédécesseurs ayant été prudente. 

En début de mandat le conseil de région avait débattu de cet excédent budgétaire et décidé de le dépenser. 

Le raisonnement était que cet argent provenait des cotisations et que, en ne l’ayant pas dépensé, on avait, en quelque sorte, privé les membres de projets ou de services auxquels leur cotisation aurait pu leur donner accès. Il fallait donc «rendre l’argent aux adhérents». 

On a construit un budget légèrement déficitaire mais, en faisant les comptes en fin de cette première année, on s’est rendu compte qu’on avait finalement gagné de l’argent et accru les réserves.

Ça peut sembler étrange qu’on découvre en fin d’année si on gagne ou perd de l’argent, mais une des activités importantes de cette association est l’organisation de formations et d’événements qui ont des coûts d’organisation importants et des recettes variables. Selon la participation des adhérents, on gagne ou on perd de l’argent. 

Bref, nous avions prévu de dépenser un petit bout des réserves et on se retrouvait à les augmenter. 

Pour la deuxième année on est donc parti sur un programme plus ambitieux… qui a complètement dérapé. 

Au début du mandat il y avait 150 K de réserves, pour un budget annuel d’environ 240. À la fin de la première année on avait ajouté 10K aux réserves… et on a tout brûlé sur la deuxième année avec un déficit de 180K. Non seulement il n’y a plus de réserves mais il y a carrément un trou de 20K.

Une vraie gifle, et une bonne leçon

Le sujet de cette chronique n’est pas la honte et l’angoisse que j’ai ressenties quand on a découvert la situation, ni les conséquences pour l’association. Tout ceci appartient à l’association, et aux séances avec mon psy. 

Si j’évoque ce sujet ici, c’est plutôt pour discuter ce que cet accident nous enseigne quant à nos responsabilités et la manière de prendre les décisions dans un collectif.

Car ce naufrage n’est pas la conséquence d’une fraude ou d’une erreur massive mais plutôt, comme pour les orphelins Baudelaire, d’une suite d’événements regrettables. 

Comment en arrive-t-on à une situation où il est évident, rétrospectivement, que plein de gens, à commencer par moi, ont eu l’occasion de se rendre compte qu’on allait dans le mur, et que personne n’est intervenu ?

C’est malheureusement assez fréquent, et le sociologue Christian Morel en a même fait un bouquin. Dans «Les décisions absurdes» il détaille des dizaines de circonstances similaires (mais certaines avec des conséquences beaucoup plus graves) où la catastrophe finale est le résultat d’un enchaînement d’erreurs et de mauvaises décisions dont chacune, à elle seule, aurait pu éviter l’accident.

Ici on en a une illustration typique : le président demande si on a les moyens d’engager tel ou tel projet. La trésorière n’a qu’une vue partielle des engagements et répond oui sur la base de ce qu’elle voit (les dépenses déjà constatées, et les dépenses habituelles des autres années). Là-dessus vient s’ajouter une incompréhension entre l’équipe événementielle et le bureau quant au budget d’un gros projet, avec une confusion entre le coût net et le coût total de l’événement, dont les factures n’arrivent qu’en fin de mandat. Rajoutez des imprévus, une moindre participation aux événements et formations, et des erreurs sur les clauses d’annulation d’un contrat et vous avez une somme de dérapages qui finissent par s’accumuler pour produire ce trou, visible qui plus est, uniquement au dernier moment.

Un mécanisme pernicieux : le groupthink

Comme dans la majorité des catastrophes industrielles que raconte Morel, on est face à un mécanisme pernicieux : la tendance qu’on peut avoir à douter de ses doutes quand on est avec des gens compétents. 

Nous sommes ici dans une association de dirigeants d’entreprise qui ont tous l’habitude de piloter leur boîte. Chacun sait que les autres sont responsables et leur fait confiance. 

Sauf que chacun opère sur la base de suppositions fausses quant à ce que savent, et font, les autres. 

Du coup l’équipe événementielle se dit peut-être que c’est un sacré budget mais, si on le lui a donné, c’est qu’on peut se le permettre. L’équipe formation sait que les résultats de cette année seront moins bons que d’habitude mais pense qu’on peut le supporter. La trésorière pense que le coût de l’événement sera plus ou moins le même que d’habitude. Le président se dit qu’on est large et qu’on lui dira si ça se tend donc il peut lancer des projets …

Voici un exemple flagrant de Groupthink, ce biais collectif qui amène des groupes à prendre des décisions exactement contraires à ce que la majorité (ou parfois même la totalité) des membres auraient prises seuls.

Chacun a, peut-être, à un moment, des doutes quant à la direction que prend le groupe, mais si tous les autres ont l’air d’acquiescer, c’est sans doute moi qui fait erreur. Et je me tais.

Les déclencheurs du groupthink

Irving Janis, qui a caractérisé ce phénomène en 1972, avait identifié huit facteurs déclencheurs. J’en retrouve au moins quatre ici : 

Les illusions d’invulnérabilité conduisent les membres du groupe à être excessivement optimistes et à prendre des risques. En l’occurrence, on opérait dans un contexte d’excédent de trésorerie à dépenser, ce qui abaisse le seuil de vigilance.

La rationalisation empêche les membres de reconsidérer leurs croyances et les pousse à ignorer les signaux d’alarme. Ici la décision de dépenser plus que les recettes, pour réduire l’excédent budgétaire crée un faux sentiment de normalité lorsqu’une opération paraît coûter cher. On se dit qu’il y a un problème, puis on se rappelle que c’est normal puisqu’on a décidé de dépenser plus que ce qui rentre.

L’autocensure pousse les personnes qui pourraient avoir des doutes à cacher leurs craintes ou leurs doutes, pour ne pas remettre en cause la compétence des autres.

Les illusions d’unanimité amènent les membres à croire que tout le monde est d’accord et ressent la même chose.

Cette pitoyable fin de mandat associatif est une chose, mais je crois malheureusement qu’elle n’est pas si singulière; elle est juste plus spectaculaire. 

Je reconnais dans ce qui s’est passé ici des mécanismes qui ont pu nous pousser, dans ma boite, à prendre collectivement des décisions dont il était évident a posteriori que c’était une connerie.

Par exemple à recruter quelqu’un dont tout le monde pensait que ce n’était pas le bon candidat sans que personne n’ait assez confiance dans ses propres doutes pour remettre en cause l’illusion d’unanimité. 

Du coup ça m’appelle à la vigilance. 

Attention à ce qu’on croit savoir

Pour le recrutement j’avais déjà tiré la leçon et construit un process qui évite qu’on s’influence mutuellement et qui oblige chacun à expliciter ses doutes.

Pour le reste je suis moins certain qu’on soit à l’abri de rejouer le même scénario. On a intérêt, dans notre codir et dans nos décisions collectives, à prendre le soin d’exposer ce que chacun sait, ou croit, à propos de la situation afin d’avoir une vue 360° avant de prendre nos décisions. On a aussi intérêt à noter chacun notre avis sur la décision à prendre, ses risques et ses inconvénients, puis à les partager tels que, sans s’influencer.

Et, au-delà, ça invite à revisiter les certitudes sur lesquelles s’appuie notre stratégie et notre management : 

– X n’acceptera pas ce contrat parce qu’il déteste untel

– Y ne démissionnera jamais parce que son poste est trop confortable comme ça

– Tel concurrent ne va pas aller sur le marché de Z parce que ça nuirait à sa base installée

« Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir » disait Gaston Bachelard. 

La question qu’on devrait se poser régulièrement c’est : qu’est-ce qui suffit à planter notre stratégie si ça se révèle différent de ce qu’on imagine ? 

Pour aller plus loin:

Je ne vous propose pas Bachelard, je ne l’ai jamais lu autrement qu’au travers de quelques textes, l’année du bac de philo 😉

En revanche vous pouvez lire Christian Morel, qui est très accessible et distrayant, même s’il raconte surtout des catastrophes. 
Les décisions absurdes

Et, pour compléter, ou pour commencer, un article assez complet sur le groupthink
Cognitive Biases — Groupthink


Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.

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