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aerial view photography of container van lot

Trop c’est trop !

[extrait de la newsletter du 24 octobre 2021]

Vendredi matin, 79 porte-conteneurs étaient à l’ancre devant les ports de Los Angeles et Long Beach, les plus importants ports de commerce américains, qui représentent un quart des importations et des exportations des U.S.

Une demi douzaine de grues tournent au ralenti, sur la centaine qui équipe le port, le flux de camions tourne au ralenti … que se passe-t-il ?

Avant que vous ne mettiez de côté cet article en vous disant que le commerce mondial c’est pas votre came, et en vous demandant pourquoi j’ai choisi ce sujet cette semaine, laissez moi vous convaincre que c’est une situation très intéressante à étudier.

D’une part, en tant que consommateurs et citoyens de pays dont l’économie est totalement globalisée, c’est important de prendre conscience de l’enchaînement complexe et parfaitement huilé de milliers d’opérations qui nous permettent aujourd’hui de nous habiller, de nous équiper, de nous distraire… Chaînes logistiques impressionnantes mais également points de faiblesse multiples.

Mais c’est aussi, d’autre part, un exemple intéressant à méditer pour nous dirigeants. Car ce qu’il se produit dans le port de L.A. de manière spectaculaire, mais inhabituelle, se retrouve malheureusement quotidiennement dans de nombreuses entreprises, sans bruit et sans qu’on en prenne toute la mesure.

Mais commençons par repartir à Los Angeles et faisons le tour du port en temps normal. Un porte conteneur quitte le port, un autre prend sa place. L’enjeu est de le décharger puis de le recharger le plus vite possible, pour minimiser son temps d’immobilisation et lui permettre de faire le plus d’aller-retours possibles dans une année.

Les grues portuaires et les dockers s’activent donc à soulever et ranger à quai les milliers de boîtes métalliques, par transporteur.

Les trains et les camions qui assurent la distribution des conteneurs arrivent avec les conteneurs vides des voyages précédents, et les conteneurs pleins destinés à l’exportation. Ceux-ci sont déchargés et distribués en fonction de l’armateur et de la destination.

Puis le camion ou le train repart avec les conteneurs nouvellement arrivés par la mer, qui vont ensuite venir garnir les entrepôts et la chaîne logistique industrielle ou commerciale, selon qu’ils contiennent des produits finis ou des pièces et matériaux.

Quand le porte conteneur est vide on le recharge avec les conteneurs retours et il reprend la mer.

Tout ceci est réglé depuis des années, et c’est même cette organisation qui a très largement été à l’origine de la mondialisation du commerce, en rendant l’import/export beaucoup plus facile et surtout beaucoup moins cher.

Alors, que se passe-t-il dans les grands ports américains ?

C’est un cas d’école pour tous les experts de la théorie des contraintes et du flux et c’est assez fascinant à voir : le ralentissement dû au Covid qui s’est produit de manière inégale, et à des moments différents, en Asie et aux Etats-Unis a déséquilibré les flux.

L’ensemble de la chaîne repose sur un flux à peu près constant d’arrivées et de départs, ce qui n’a plus été le cas. Peu à peu les ports américains ont vu les conteneurs s’empiler au point d’arriver à une situation de blocage : les camions ou les trains qui arrivent, avec des conteneurs plein à exporter ou des conteneurs vides à rendre, n’ont plus la place de décharger.

Le port de Long Beach n’accepte plus qu’exceptionnellement les camions qui arrivent avec un conteneur. Il faut déposer celui-ci ailleurs et se présenter avec le châssis vide. Mais rien n’est prévu pour cela. Les logisticiens ont bien des espaces de stockage temporaires pour vider les marchandises et les répartir par destination mais leurs capacités sont très limitées. D’autant qu’un conteneur vide pèse lourd mais que lorsqu’on en empile 4 ou 5 les uns sur les autres la prise au vent devient dangereuse.

Comme les trains et les camions ne peuvent plus rapporter les conteneurs vides, on ne peut plus expédier les conteneurs pleins qui attendent sur le port, ce qui ne permet pas de libérer la place pour faire entrer les camions … le système est bloqué.

En fait c’est exactement comme un carrefour dont les feus sont déréglés et où tout le monde tente de traverser en même temps. S’il y a trop de voitures, le carrefour devient très vite un immense parking où tout le monde s’énerve.

Cet épisode pourrait être comique s’il ne mettait pas cruellement en lumière la fragilité de nos économies appuyées sur des chaînes de valeur ultra-optimisées. Car j’espère avoir montré que c’est ici l’optimisation du système qui en fait la fragilité. Le Lean l’a très bien analysé : une des clés de la productivité sur une chaîne c’est la régularité du flux pour maximiser le rendement de l’étape la plus intensive en capitaux (ici les infrastructures portuaires et en particulier les portiques). Pour assurer cette régularité et tolérer un certain niveau de variation dans les arrivées et départs, les ports sont aussi d’immenses espaces de stockage temporaires (10000 hectares pour le port du Havre par exemple) mais on voit bien ici qu’il n’y a aucune possibilité d’ajustement lorsque cette capacité est saturée.

Et pire, ce que cette situation montre très bien c’est que le blocage entretient le blocage, pendant que les files d’attente ne font qu’empirer.

Or c’est un phénomène beaucoup plus courant qu’on ne le croît : combien de grandes entreprises ont leur système d’information – et leur DSI – totalement saturée ? Le problème est moins visible que lorsque l’on empile des boîtes métalliques sur un quai mais c’est bien le même. Lorsque l’on a un besoin ou une idée, on lance un projet, comme on lancerait une voiture sur le carrefour. Celui-ci vient solliciter les mêmes ressources que les projets déjà en cours. Les réunions de projets, le temps des experts sont les ressources finies qui remplacent les portiques et l’espace de stockage sur le quai mais les conséquences sont les mêmes.

Chaque unité supplémentaire introduite dans le port encombre l’espace jusqu’au moment où l’on est tellement proche de la saturation que tout le système fonctionne à 10% de sa capacité.

Alors quoi faire ? Ralentir, désencombrer.  Le port de Long Beach qui ne laisse entrer que des châssis vides l’a compris, l’urgence c’est de réduire le nombre de conteneurs en attente sur les quais. Mais surtout, surtout, tous les théoriciens du flux devraient pouvoir confirmer que la clé c’est de prévenir la saturation, car elle est très longue à défaire une fois installée. Pour la gestion de projets ça veut dire renoncer à de nombreux projets et ne jamais en ajouter de nouveaux avant que d’autres de taille au moins égale ne soient sortis du port.

Je prends l’exemple des projets informatiques car mon activité m’y confronte souvent mais c’est vrai également de tous les empilements : les réorganisations, les lancements de produits ou les tâches à faire dans notre to-do liste personnelle.

Mieux faire moins de choses, mais concentrer ses ressources pour les faire bien et vite, c’est ça le secret du flux.

Pour aller plus loin :

On termine avec un reportage sur le port du Havre, pour se rendre compte de l’activité normale d’un port de commerce.

Et pour tout savoir sur l’économie du conteneur, il faut lire «THE BOX Comment le conteneur a changé le monde» de Marc Levinson. Un des meilleurs livres d’économie contemporaine.


Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.

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