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Prendre une décision stratégique : analyse ou pari ?

[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 21 janvier 2024Abonnez-vous]

Imaginez-vous assis à une table de poker. La partie a déjà commencé depuis quelques tours. Le donneur a distribué les cartes et retourné le flop. Vous avez une bonne main, mais elle n’est pas infaillible. Autour de vous, les visages des autres joueurs sont impénétrables. Vous devez passer, suivre ou faire monter les mises. Qu’allez-vous décider ?

Stop !  On s’en fiche, de ce que vous feriez dans cette situation. 

Si on était samedi soir et que vous jouiez avec vos amis pour quelques euros, vous pourriez faire tapis pour le plaisir de voir si vos potes achètent votre provocation. 

Sauf qu’on n’est pas là pour jouer au poker, mais pour chercher comment mieux diriger notre petite entreprise. 

Imaginez maintenant qu’autour de la table ne sont pas assis vos copains de poker mais vos clients, vos salariés, vos concurrents. 

Et l’heure est grave.

L’entreprise n’est peut-être pas en danger immédiat mais il y a plein de petits signes qui vous donnent à penser que le marché risque de se dégrader et qu’il faut sans doute adapter la stratégie. 

Faut-il rester sur notre marché actuel ou investir pour changer de positionnement ? Et si l’on reste sur notre marché actuel, faut-il simplifier notre offre ou l’enrichir, monter en gamme ou baisser nos prix ? Est-ce que les clients vont suivre ? Comment vont réagir nos concurrents ? 

La décision est complexe, et l’enjeu élevé. 

Ce qui se joue c’est l’orientation que vous donnez à la boîte, l’avenir de l’entreprise, le vôtre, peut-être, comme dirigeant. C’est vous le boss, c’est à vous de décider. 

Alors ? Que faites-vous ? 

Comment prendre cette décision ? Comme un joueur de poker ou comme un scientifique ? Rationnellement ou intuitivement ?

Au premier abord, je serais tenté de me tourner vers les scientifiques. Après tout, je n’ai qu’une seule boîte je peux pas la jouer sur un coup de dés. Il me faut une démarche rationnelle et prudente.

Surprise : en creusant la question, j’apprends que la démarche scientifique est, à son cœur, intuitive, créative, émotionnelle, irrationnelle même.

Richard Feynman, le physicien légendaire, connu aussi bien pour ses avancées en physique quantique que pour ses extraordinaires talents de vulgarisateur, explique que, pour faire avancer la science, on commence toujours par deviner la réponse à une question ou un problème intéressant. Puis on met cette intuition à l’épreuve de la logique, … en cherchant à la démonter. 

S’il y a un truc à piquer chez les scientifiques, ce ne sera donc pas une démarche rationnelle pour trouver la bonne décision à prendre, mais plutôt une manière rigoureuse de confirmer ses intuitions.

En sciences, ce n’est pas la qualité du raisonnement ayant postulé la loi, ni la qualité de la personne qui a produit le raisonnement qui compte. C’est la qualité des prédictions qu’il permet de faire sur la réalité, qui donne sa valeur à un raisonnement. 

Valider une idée scientifique, c’est tester son application dans la réalité, en concevant une expérience qui doit confirmer ce que seraient les résultats si cette loi était vraie. Si les faits ne correspondent pas à ce que dit la théorie, la loi est fausse. S’ils concordent, la loi tient… jusqu’à preuve du contraire. 

La beauté de la démarche scientifique c’est qu’on se fiche totalement que cette théorie ait été formulée par un chercheur reconnu ou un parfait débutant, qu’elle provienne d’une réflexion de plusieurs années ou de la chute d’une pomme, de tâches sur les radios ou d’un mars fondu dans la poche d’une blouse de laboratoire.

J’aime bien, ça. 

Ça pourrait même être une bonne base pour nous : peu importe qui a produit l’idée stratégique, ni par quel raisonnement. Ce qui compte c’est que cette stratégie permette d’obtenir des résultats satisfaisants.

Il y a quand même un tout petit problème : la vie c’est pas un laboratoire et on n’est pas capable de contrôler les variables d’environnement.

En science on va chercher à tester la théorie – notre stratégie si vous voulez – dans un contexte reproductible, pour l’isoler des autres éléments qui pourraient jouer sur les résultats. 

Mais dans nos décisions stratégiques on n’a droit qu’à un seul essai et on ne peut pas vraiment demander au monde de s’arrêter pendant qu’on évalue une théorie stratégique, ni rembobiner pour tester autre chose si ça ne marche pas. 

Il va donc peut-être falloir, finalement, en revenir au poker, même si c’est pas très rassurant. 

Le coup de poker c’est, par essence, le moment où l’on mise tout sur une intuition risquée qui s’avère payante… ou catastrophique. 

Cela dit, j’avoue, je n’y connais rien. Dans ma vie, j’ai dû m’asseoir moins d’une dizaine de fois à une table de poker, et toujours dans un contexte détente. J’en avais une image d’Épinal, celle des films de gangsters américains : visage impénétrable, coup de bluff et intuition brillante. 

J’ai appris en lisant Annie Duke que c’est pas du tout comme ça qu’il faut raisonner. 

Les vrais joueurs de poker sont des gens qui sont parfaitement rationnels. 

Leur métier s’apparente à celui des fonds d’investissement qui misent dans des dizaines de start-up en sachant que la plupart vont échouer, mais que celles qui vont réussir vont leur rapporter gros. Ils ne s’attachent pas aux résultats individuels de chaque mise, mais à la qualité de leur évaluation des mises. Ainsi, tour après tour, ils augmentent leur probabilité de gagner le jackpot. 

Ce qui compte, pour les professionnels du poker, c’est de rester dans le jeu jusqu’au moment où la chance sera en leur faveur.

Thinking in bets starts with recognizing that there are exactly two things that determine how our lives turn out : the quality of our decisions and luck. Learning to recognize the difference between the two is what thinking in bets is all about.

Annie Duke – Thinking in Bets

C’est peut-être en croisant ces deux démarches, scientifiques et heuristiques, que l’on peut construire une approche rationnelle de la décision stratégique : 

Faire comme les scientifiques, et utiliser notre intuition pour deviner une approche originale à un problème qui résiste.

Comme les scientifiques, toujours, n’accorder aucune valeur à la qualité du raisonnement ou de la personne qui a produit l’idée mais s’attacher uniquement à vérifier par l’expérience si cette idée donne de bon résultats.

Dans le même temps, faire comme les joueurs de poker en cherchant d’abord à rester dans la partie le plus longtemps possible.

Ne pas rester sans jouer, sinon la mise minimum pour rester en jeu va finir par nous vider les poches, mais, comme les professionnels du poker, chercher à dépassionner nos décisions de miser, en les appuyant sur une évaluation fine, statistique, des différentes options et chances de succès. 

Et ne miser gros que lorsque l’évaluation est largement favorable.

Enfin, je crois qu’il faut reconnaître qu’il y aura toujours une part de chance dans nos résultats. Ne jamais croire que la valeur de nos stratégies ou notre valeur, comme dirigeant, est entièrement définie par notre succès ou notre échec.

Perdre ne signifiera pas forcément qu’on a mal joué. On a simplement peut-être pas eu de chance. 

Et réciproquement 😉

Pour aller plus loin

  • Evaluer ses choix: les décisions asymétriques
  • Thinking in Bets, de Annie Duke, sur la manière de décider quand on n’a pas toutes les données, en s’appuyant sur l’expérience des joueurs de poker.
  • Surely you’re joking, Mr Feynman ! un recueil d’anecdotes et de réflexions sérieuses ou amusantes sur la physique, la démarche scientifique ou la vie de chercheur à l’université.
  • Décisions de Type 1 ou Type 2 ? Une distinction importante selon Jeff Bezos (article en anglais)
  • Prendre de meilleures décisions plus vite : le catalogue de modèles mentaux (en anglais).
  • Culture d’entreprise : Comment expliquer un turnover élevé ? Tous les patrons d’entreprise souhaitent garder leurs employés sur le long terme, mais parfois leur leadership inefficace provoque un stress organisationnel qui paralyse la culture de l’organisme. Très souvent, ils abusent de leur pouvoir et ternissent la réputation de leur entreprise. Cela est dû au fait qu’ils négligent le feedback de leur équipe et prennent des décisions basées uniquement sur leur propre jugement.

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