[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 26 novembre 2023. Abonnez-vous]
Il y a parfois des correspondances intéressantes à établir entre les stratégies personnelles et celles d’entreprise.
Prenez la compétence.
C’est un sujet qui est mal appréhendé par les personnes comme par les entreprises, probablement parce qu’on s’en fait souvent une fausse représentation.
Le vocabulaire de la compétence
Dans mes formations au management je l’introduit souvent en disant qu’être compétent c’est être capable de parvenir au résultat visé, dans le cadre où je suis.
Je souligne alors que, selon cette définition, la capacité du collaborateur à atteindre les résultats qu’on attend de lui dépend en partie du cadre dans lequel on le place. Ça suscite généralement des échanges passionnants et parfois houleux. Ce qui fait débat c’est que, dans cette définition, la compétence dépend du contexte or on voudrait souvent que la compétence soit un acquis permanent sur lequel on peut compter.
J’ai déjà eu des discussions difficiles avec des salariés qui, après leur arrivée dans mon entreprise, ne parvenaient pas à remplir leurs missions mais qui refusaient d’accepter qu’ils étaient face à un problème de compétence.
« Pas du tout, j’ai déjà tenu un poste similaire dans mon entreprise précédente, j’avais d’excellents résultats, je n’ai aucun problème de compétence ».
C’est une question de vocabulaire et de précision.
Coté vocabulaire je pense qu’on confond souvent compétence avec connaissance, savoir-faire, habileté… etc.
La compétence est situationnelle
La définition qu’en donnent les sociologues du travail est pourtant précise : « Une compétence se définit comme un système de connaissances, conceptuelles et procédurales, organisées en schémas opératoires et qui permettent, à l’intention d’une famille de situations, l’identification d’une tâche-problème et sa résolution par une action efficace (Gillet, 1991) ».
Bon, ok, c’est pas hyper clair. Mais les parties importantes ici sont « à l’intention d’une famille de situations » et « résolution par une action efficace ». La compétence c’est la capacité à obtenir le résultat dans un cadre de situations données.
Donc je peux avoir tout un tas de connaissances, d’expériences, de méthodes qui m’ont permis d’obtenir des résultats dans d’autres situations et ne m’évitent pas pour autant d’être en échec ici et maintenant.
Je n’ai rien perdu de mon bagage de connaissances mais je suis en situation d’incompétence.
C’est pas grave mais il faut le reconnaître pour repasser en posture d’apprentissage.
Le deuxième facteur qui entretient ce malentendu c’est qu’on manque de précision dans l’énoncé des compétences.
Puisque la compétence est situationnelle, il faudrait intégrer les éléments déterminants de la situation dans l’énoncé de la compétence. Ça aurait l’avantage de satisfaire le besoin des salariés de pouvoir revendiquer cette compétence comme un acquis.
C’est par exemple possible si on dit qu’on a la compétence de vendre des costumes sur mesure à une clientèle haut de gamme en essayages privés. Ce n’est plus possible si on parle d’une compétence de vente, comme si toutes les ventes se déroulaient de la même façon quels que soit les clients, les produits, la marque, l’environnement… etc.
Ça aurait aussi le gros avantage d’éviter un comportement que j’ai souvent observé : chercher à changer le cadre pour se retrouver en situation de réussite.
Se mettre en situation de compétence: une stratégie intelligente, mais pour qui ?
Je ne sais pas si vous l’avez vécu comme moi : un ou une salariée qui donne l’impression de vouloir tout le temps redéfinir sa mission là où, à un moment, on voudrait surtout qu’il se mette au boulot.
Je pense qu’ils perçoivent plus ou moins consciemment le problème de compétence lié à la situation qu’ils ne maîtrisent pas et cherchent confusément à retrouver une zone de réussite en challengeant le cadre.
J’ai eu ça en milieu des années 2010 avec un commercial qui voulait absolument nous convaincre de changer le métier de l’entreprise parce que la demande était hyper forte sur une technologie qui n’était pas la nôtre. De son point de vue c’était logique : on l’avait recruté pour avoir plus de clients et il avait sa solution. Pour avoir plus de clients, on vend ce qu’ils recherchent le plus aujourd’hui et on demande à nos salariés de s’adapter ou on les remplace. C’était logique pour lui mais, du point de vue de l’entreprise, ce n’était pas ce qui était attendu, et ça ressemblait à des échappatoires pour ne pas admettre qu’il n’était pas à la hauteur. Vous imaginez bien que cette histoire ne s’est pas super bien terminée.
C’est pourtant pas idiot comme stratégie personnelle : plutôt que de s’escrimer à essayer d’avoir des résultats médiocres dans un sport où notre physique nous handicape, allons vers un sport où ce même physique devient un avantage.
Pareil pour la stratégie d’entreprise : c’est intelligent de positionner son entreprise sur un marché où nos caractéristiques jouent pour nous, plutôt que contre nous.
C’est même le cœur d’une stratégie de positionnement efficace : trouver un marché (bien portant si possible) qui valorise nos caractéristiques clés au point de passer outre à nos points faibles. Ou, plus exactement, trouver un sous-segment du marché où ce qui apparaît comme des points faibles dans le marché plus large est ici un non-sujet.
Alain Meunier en donne un exemple frappant dans «Les stratégies de succès». Si je fais des cordages et des lacets dans un marché général, mon implantation en France est une faiblesse qui me rend plus cher que mes concurrents asiatiques. Si je me positionne sur le sous-segment des cordages et cordelettes d’alpinisme, le prix devient secondaire par rapport à l’image de sécurité qu’offrent les normes de qualité françaises.
Faire ses preuves avant de vouloir changer les règles
Donc, pour en revenir à notre salarié, la bonne stratégie c’est de savoir identifier les situations où l’on donne les meilleurs résultats et de le prendre en compte dans le choix des emplois auxquels on postule.
Mais n’oublions pas une chose, toutefois : les résultats ne viennent pas du terrain mais des joueurs. Dans tous les sports, tous les emplois, sur tous les marchés, on sera toujours comparé ou confronté à d’autres joueurs qui, dans la même situation, obtiennent de meilleurs ou de moins bons résultats. Pour être apprécié il faudra toujours être meilleur que nos concurrents ; ça sera juste un peu plus facile si le terrain est à notre avantage.
Et une fois qu’on a accepté de faire partie d’une équipe, il ne s’agit plus de changer les règles du jeu ou les limites du terrain. Il faut courir et marquer des buts.
Quand on est le meilleur joueur de l’équipe, qu’on marque beaucoup de points, on peut demander un meilleur revêtement, du matériel de musculation, un kiné résident… mais il faut commencer par faire gagner son équipe. Ça sera plus difficile de convaincre le club de construire un nouveau gymnase si on n’a pas d’abord démontré qu’on est capable de gagner.
Pour aller plus loin:
Pour compléter cette chronique qui croise des sujets carrière et stratégie, des ressources dans les deux champs :
Côté carrière je vous recommande So Good They Can’t Ignore You de Cal Newport, traduit en français et plein de réflexions pertinentes sur l’art de se construire une carrière épanouissante.
Coté stratégie d’entreprise, j’ai beaucoup conseillé ces deux livres épatants :
PME: Les stratégies du succès, d’Alain Meunier dont j’ai parlé plus haut.
Obviously Awesome, d’April Dunford, non traduit mais qui mérite l’effort car c’est le seul bouquin qui explique comment construire un positionnement à partir de ses points faibles.
Une courte interview vidéo où Warren Buffet expose sa théorie du Circle of Compétence et l’idée de jouer sur un terrain où on a un avantage décisif plutôt que de se laisser entraîner par hubris dans des situations que l’on ne domine pas.
Enfin, en faisant mes recherches pour cette rubrique je suis tombé sur cet entretien de Simon Sinek qui dit à peu près la même chose que moi, mais moins bien. Sauf que lui il est connu, donc son avis compte 😉 The Simple Way to Find STRENGTH in Your WEAKNESS
Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.