[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 12 novembre 2023. Abonnez-vous]
Cette chronique aura sans doute quelques fautes d’orthographe et coquilles, comme souvent.
Non parce qu’elles auront échappé à ma relecture, mais parce qu’il n’y aura pas eu de relecture. Je vais sûrement terminer juste à temps pour l’envoi à 18h30 et je n’aurai pas le temps de me relire.
À quoi bon ?
Pourtant j’avais ce sujet en tête depuis des semaines.
J’aurais donc sans doute pu, et dû, trouver le temps de préparer ma chronique pour éviter de me retrouver acculé devant mon clavier à 16h le dimanche. Remarquez, pour une fois, je suis tout seul à la maison et vu le temps qu’il fait dehors, c’est pas si idiot comme occupation. Mais il y a plein de dimanches où ça aurait été sympa de pouvoir prendre du temps en famille ou d’aller me promener. Et à chaque fois, c’est la même chose : je boucle ma chronique à la dernière minute.
Prendre entre 3 et 5h par numéro, multiplié par 92 numéros, depuis le lancement de cette newsletter, ça fait presque trois mois de travail à plein temps. Pour quelques centaines d’abonnés, c’est dérisoire.
Quand je vois des newsletters qui atteignent 10000 abonnés en quelques numéros, je me dis que je suis totalement à côté de la plaque et que je ferais mieux d’arrêter.
C’est d’ailleurs peut être ce que pense mon entourage ? 😬
Un copain, féru de chat GPT, a plusieurs fois tenté de me convaincre que je pourrais gagner un temps fou en faisant rédiger mes chroniques par une IA. Certes. Sans aucun doute.
Mais ça n’aurait aucun sens.
Cette newsletter est une lutte avec moi-même, entre compulsion et résistance entremêlées.
La culture du raccourcissement
J’ai toujours aimé apprendre, avidement, et j’ai toujours souhaité partager ce que j’apprends. Sans que ce soit d’ailleurs totalement détaché d’une certaine envie de séduire, de paraître.
Cette compulsion, la société la favorise aujourd’hui.
Nous sommes en permanence soumis à un flux d’injonctions à se motiver, s’accomplir, devenir « la meilleure version de soi-même ». Et à le montrer : produire, s’exprimer, commenter, partager.
Notre époque a abattu ses idéaux collectifs, qu’ils soient politiques ou religieux et laissé la place au culte de l’accomplissement individuel, et à une recherche permanente des applaudissements.
De moins en moins de gens lisent, ou même prennent le temps de comprendre un sujet. Ils veulent des conclusions, des formats courts, des punchlines, des idées saisissantes.
C’est la culture du raccourcissement. Au risque de l’appauvrissement.
Je pourrais être ravi de participer moi aussi à la grande foire à l’étalage de ses idées sur la place publique et au jeu infini du commentaire sur les commentaires. Je m’y laisse d’ailleurs parfois entraîner.
Mais ce n’est pas satisfaisant.
Se donner le temps de penser
Quand on rebondit sur une idée joliment mise en forme, on ne retrace pas le cheminement intellectuel qui a permis d’arriver à cette idée. On a la surface, pas la substance.
C’est comme un buffet apéritif dans un cocktail plein de petites bouchées plaisantes à l’oeil et faciles à manger, mais pas nourrissantes et trop grasses.
La citation ne remplace pas la réflexion.
Ce que je veux, c’est inverser l’équilibre entre ma consommation d’idées et ma production d’idées. Pétrir la pâte de mes connaissances, de mes idées.
C’est un travail laborieux, pas toujours gratifiant, mais c’est nécessaire. Ça permet de s’approprier, de développer, de construire sa réflexion.
Et de temps en temps, une idée intéressante apparaît.
Pour cela, il faut donner du temps et de l’espace à la pensée pour qu’elle se développe. Cultiver l’oisiveté, donner sa chance à l’ennui. Car l’ennui fait aux idées ce que le sommeil fait aux muscles. Il leur permet de se reposer, de grandir, de se fortifier. A toujours vouloir nourrir l’esprit, à occuper nos loisirs avec des contenus, aussi brillants soit ils, on n’a plus le loisir de penser justement.
Il faudrait peut être prendre le contre pied, prendre le temps, se donner le temps.
Ne produire que lorsqu’on a une idée brillante et nouvelle.
Produire sans livrer ?
Oui, mais.
Il y a un mais car, pour avoir de bonnes idées, il faut en produire beaucoup.
Donc cette injonction à produire a de bons aspects. Le problème n’est pas tant cette injonction à produire, à s’exprimer, que de produire pour être apprécié.
Le problème c’est le like.
Il faudrait presque produire sans livrer. Mais si on n’a pas de public, pas de rendez-vous, pas d’engagement, la résistance entre en jeu. La résistance c’est cette force qui m’empêche de préparer mes chroniques à l’avance. Et qui fait que je suis là, à maintenant 17h, en train de réfléchir encore à ce que je vous raconte.
La procrastination, ce n’est pas de la paresse. Ce n’est pas de la désorganisation. La procrastination, c’est le révélateur d’une résistance, et de la nécessité d’une contrainte pour la dépasser. C’est en lisant The Now Habit, de Neil Fiore, que j’ai tout compris à ma procrastination.
Comprendre sa procrastination
La procrastination est une stratégie, habile mais dysfonctionnelle, pour échapper à une situation qui nous cause de la souffrance ou nous met en danger. Il identifie quatre grandes familles : la procrastination de refus de l’autorité, d’évitement de l’échec, d’évitement de la réussite et la procrastination de perfectionnisme. C’est celle qui est la plus forte chez moi.
Je ne veux pas produire un texte critiquable, sinon c’est mon identité qui est menacée. Donc j’entre en résistance et je traîne.
Je traîne jusqu’au moment où je n’ai plus le choix et je dois produire un truc dans l’urgence, et donc un truc imparfait. C’est con, non ?
Non, c’est très élaboré au contraire : en ayant créé les conditions pour devoir produire en urgence, j’ai une excellente raison d’avoir fait un truc imparfait. Ce n’est pas parce que je suis un auteur médiocre que je livre des textes pas très intéressants, qui manquent de substance, ou d’originalité. C’est parce que je n’ai pas eu le temps de faire un texte parfait. Et les coquilles qui sont pourtant grossières, en sont en quelque sorte la preuve : j’ai terminé tellement à l’arrache, que je n’ai même pas pu me relire.
Dépasser la procrastination
Pour dépasser la résistance, il faut une contrainte.
Comme, par exemple, un rendez-vous avec ses lecteurs le dimanche soir. Si je n’avais pas la contrainte de devoir terminer à 18h30, je ne pourrai plus avoir l’excuse d’être pris par le temps. Donc je devrais sortir un truc parfait. Et donc je ne sortirai jamais rien.
C’est pour ça que j’ai commencé – plusieurs fois – à écrire un livre et que j’ai toujours fini par le jeter aux alentours de la centaine de pages. Il n’était pas assez bien pour poursuivre.
La production de cette newsletter joue pour moi le rôle d’une sorte de fonction de forçage qui m’oblige à réfléchir et à articuler mes idées pour les partager, même maladroitement, même imparfaitement.
Donc je vais continuer.
Rendez-vous dans quinze jours pour une nouvelle chronique, sans doute pleine de coquilles, mais avec, je l’espère, une ou deux idées intéressantes 😉
Pour aller plus loin:
Je vous propose deux livres, malheureusement tous les deux en anglais. Le deuxième est en revanche traduit en français pour sa version audio !
- The Now Habit, de Neil Fiore, dont j’ai déjà abondamment parlé ici et dans mon entourage professionnel est, de très loin, ce que j’ai lu de plus intéressant sur la procrastination. Ce sont pour moi les derniers chapitres, destinés à l’entourage des procrastinateurs, qui sont les plus utiles. Ça m’a permis de comprendre comment mes collègues, en voulant bien faire, me renforçaient dans mes travers, et de leur donner des consignes ou des stratégies pour, au contraire, m’aider à produire plus.
- The War of Art, de Steven Pressfield, est l’ouvrage qui a consacré le terme de Résistance, que reconnaissent tous les créatifs. En vérifiant les références, je viens de découvrir qu’il a été traduit en exclusivité par Amazon pour sa plateforme Audible. Si vous ne voulez pas le lire en version originale, il faudra donc l’écouter en français.
Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.