[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 19 mars 2023. Abonnez-vous]
Certains objectifs sont comme la ligne d’horizon : plus on s’en rapproche, plus ils reculent.
Par exemple la construction d’une entreprise.
Des objectifs perpétuellement changeants
Quand j’ai commencé je me disais que l’objectif c’était d’avoir assez de contrats pour notre petite équipe de trois personnes. Focus sur la recherche de contrats.
Mais, assez vite, un problème récurrent apparut : un seul projet gagné nous faisait passer de « pas assez de boulot » à « trop de boulot ».
Du coup, quand on avait trop de boulot, on ne s’occupait plus assez d’aller chercher de nouvelles affaires et le cycle de disette recommençait.
Il valait mieux recruter un commercial.
Mais un·e commercial·e coûte cher. Il fallait être assez nombreux pour mener les projets qu’il ou elle allait rapporter, sinon ça ne serait pas rentable. La priorité c’était donc de recruter, et de former.
L’horizon venait de reculer et la bonne taille, c’était 5 salariés plus 2 associés.
Puis ça a été 10-12.
Puis 15-20 … etc. etc.
Avec la croissance, le sujet a changé : c’était l’administratif qu’il fallait structurer, puis les RH, puis le management puis, de nouveau, le commerce, et le recrutement, et le marketing.
C’est sans fin. Les équilibres ne durent jamais très longtemps et il y a toujours au moins un sujet qui fait problème et qui mobilise notre énergie.
Sisyphe, entrepreneur mythologique
Au début c’est assez satisfaisant.
On a le sentiment d’être utile, de faire avancer l’entreprise, d’être un bon dirigeant.
Mais ça, c’est au début.
Un jour, j’ai rencontré un entrepreneur qui construisait son groupe en rachetant d’autres petites entreprises.
Son secret c’était d’approcher des entreprises qui avaient 10 ans, car les résultats n’étaient pas encore là et l’entrepreneur en avait souvent ras-le-bol.
Dix ans c’est court pour construire un patrimoine entrepreneurial, mais long quand on a l’impression d’être Sisyphe poussant son rocher à flanc de montagne. Il était souvent prêt à vendre pour pas très cher.
Pourtant ces entreprises avaient de la valeur : si elles avaient tenu dix ans, c’est nécessairement qu’elles avaient trouvé un marché, aussi fragile soit-il, et développé un savoir-faire, aussi mal structuré soit-il.
En y réfléchissant, cette anecdote comporte deux leçons.
Première leçon: changer de rôle
D’une part qu’il faut sans doute changer très vite de casquette quand on crée son entreprise.
Les premiers mois l’enjeu c’est de trouver des clients, de gérer sa trésorerie, de livrer les produits ou de rendre le service avec une excellente qualité pour établir sa marque… bref d’exceller dans l’exécution de son cœur de métier.
Mais, comme on l’a vu, rien ne sera jamais parfaitement bien réglé durablement.
Pour éviter le ras-le-bol ou une forme de burn-out entrepreneurial, je crois qu’il faut très vite qu’on change de posture et qu’on passe d’entrepreneur-qui-fait-le-boulot à entrepreneur-qui-construit-une-entreprise.
Concrètement ça veut dire passer d’une logique de résultats, de performance, où l’on règle un problème pour obtenir un résultat, à une logique de systèmes où l’on règle un problème en mettant à niveau l’organisation de l’entreprise de telle façon que ce problème ne se reproduise pas.
Passer de trouver des contrats à mettre en place une organisation pour trouver des contrats.
Ainsi les problèmes, qui vont continuer de survenir les uns après les autres, font grandir l’entreprise, et nous avec elle. Incidemment, elle vaut ainsi beaucoup plus cher.
L’été dernier, j’avais publié un court billet sur LinkedIn dans lequel je me demandais si les qualités qui font le succès d’un·e entrepreneur·e ne sont pas les mêmes qui l’empêchent d’en profiter :
Un·e entrepreneur·e c’est quelqu’un qui fait une affaire personnelle de régler des choses qui pourraient être mieux…
… en créant des produits ou services pour résoudre le problème, ou combler les trous.
Les meilleur·es sont celles et ceux qui innovent car ils voient les problèmes dont les autres n’avaient même pas conscience.
Le hic c’est qu’une fois qu’on a pris ce pli, on voit toujours ce qui manque, y-compris, voire surtout, dans nos propres produits et services.
C’est sans fin.
Et je concluais en me demandant : « Est-ce que, comme moi, tous les entrepreneurs sont perpétuellement (au moins un peu) insatisfaits ? »
Deuxième leçon: savoir s’arrêter pour contempler le paysage
Entre temps j’y ai réfléchi et je crois que la deuxième leçon de cette petite histoire, c’est que pour ne pas s’épuiser, il faut arrêter de se donner comme mesure du succès une ligne d’horizon qui reculera toujours au fur et à mesure qu’on s’en approche.
C’est comme la richesse : la somme que l’on pourrait fixer à 15 ans semble dérisoire à 30 ans, et le seuil à partir duquel on gagne « assez » n’est jamais assez.
Regarder ce qui manque est un moteur d’amélioration continue et d’entrepreneuriat mais c’est un moteur décourageant.
Pour garder la motivation, tournons régulièrement notre regard en arrière.
Une fois arrivé au sommet de la colline qui était notre horizon ce matin, retournons-nous et contemplons le chemin parcouru : rappelons-nous l’ambition qu’on avait pour cette entreprise à son démarrage, et réjouissons-nous de l’avoir dépassée 10 fois.
La perfection est un horizon qui recule sans cesse, mais qui nous promet des itinéraires uniques. Profitons du chemin.
Je vous souhaite un beau voyage.
Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.