Il y a une semaine j’ai eu une discussion avec un copain qui m’a pas mal fait cogiter. Je me suis dit que ça serait justifié de t’en parler.
Il me racontait qu’il sortait d’une formation avec un gourou qui les avait secoués un peu violemment. Le « coach » reprochait un manque d’exigence envers ses équipes et leurs résultats.
(Heureusement que ce coach n’est jamais passé chez moi 🫣)
Bref, on parlait des fameuses « valeurs » de ce coach, un personnage à succès très voyant : jet privé, villa à Dubaï, et un discours très « marche ou crève ».
Le genre : « Seuls les résultats comptent », « Pas de place pour les joueurs de deuxième classe »
Tout ce que mon pote et moi détestons.
Mais on aurait tort de jeter le bébé conseil avec l’eau du coach.
Quelqu’un de parfaitement détestable peut avoir raison sur certains points. Et on serait idiots de ne pas l’écouter juste parce qu’on désapprouve son style.
Son discours, en version caricaturale, tient en deux points :
1. On n’est pas entrepreneurs pour jouer à la marchande. Une boîte doit rapporter un max.
2. Pour qu’elle crache du pognon, il faut être impitoyable : poser des standards élevés, et sortir ceux qui ne s’y tiennent pas.
Sur le premier point, je préfère Peter Drucker : « Le profit n’est pas la finalité d’une entreprise, mais c’est une nécessité. »
Une entreprise doit être un minimum rentable pour survivre. Mais ce n’est pas suffisant : il faut aussi financer son propre renouvellement, prendre des risques pour évoluer, s’adapter à un environnement instable… Et tout ça demande du cash.
J’en ai fait l’expérience en 2009.
Comme je ne courais pas après l’argent, j’avais construit un modèle « durable » avec une idée simple : redistribuer équitablement la valeur créée.
Les salariés recevaient des salaires et des avantages corrects, les actionnaires (mon cofondateur et moi) une rémunération sobre, les fournisseurs étaient bien traités, et les clients payaient le prix le plus juste possible.
Sauf qu’après la crise des subprimes, quand nos clients ont commencé à geler leurs budgets, on a failli y passer.
On n’avait pas de marge de manœuvre.
On était trop proches du point d’équilibre. Pas de matelas. Pas de quoi encaisser un choc.
Première leçon : une entreprise ne doit pas viser une rentabilité minimale. Elle doit viser une rentabilité solide.
Deuxième claque, deux ans plus tard.
En 2011, notre activité explose, notamment avec le développement de l’offre d’accompagnement agile.
Mais la trésorerie, elle, ne suit pas.
Quand l’activité est stable, les factures payent les salaires. Mais quand on double quasiment les effectifs en un an, et que les encaissements arrivent à 90 jours, on se retrouve à devoir payer les salaires avec l’argent d’avant… quand on était 30 % plus petits.
Conclusion : il faut de la rentabilité aussi pour financer la croissance.
(Sauf à faire comme les supermarchés et vendre comptant ce qu’on paiera plus tard. Mais ça, je ne sais pas faire dans mon métier.)
Et puis j’ai fini par comprendre qu’il manquait encore une couche : la rémunération du capital.
Les fonds propres d’une entreprise appartiennent à ses actionnaires… qui en attendent un retour sur investissement. Que ce soit des dividendes ou une valorisation de leurs parts, peu importe. Dans les deux cas, ce retour passe par les résultats non réinvestis.
Si une entreprise ne génère pas assez de rentabilité pour ça, elle prend le risque que ses actionnaires se barrent.
Et je ne parle pas que des fonds de pension américains. Même un entrepreneur solo, propriétaire unique de sa boîte, peut un jour se dire : « Ras-le-bol. Cette boîte me bouffe et ne me rapporte pas assez. Je vais faire autre chose. »
En résumé : une entreprise doit dégager assez de rentabilité pour :
1. Continuer à tourner.
2. Se renouveler, investir, croître.
3. Rémunérer le capital investi.
Autant dire que, même si ce n’est pas sa finalité, une entreprise doit gagner de l’argent. Et pas qu’un peu.
Sur ce point-là, je rejoins le coach.
Là où je ne le suis pas, c’est sur la manière de dépenser cet argent.
Ça, ça regarde chacun.
On peut choisir de s’afficher façon bling-bling.
Ou de faire profiter ses équipes.
Ou de réinvestir dans d’autres projets.
Ou de donner, transmettre, économiser… Peu importe.
Ce qui compte, c’est de poser cette exigence de rentabilité. Et de s’y tenir.
Et pour ça, pas de mystère : il faut être vigilant.
Une entreprise qu’on laisse livrée à elle-même sous-performe. Toujours.
C’est comme si l’entropie s’en mêlait.
À l’extérieur, les clients veulent toujours plus pour moins cher.
Si on n’y prend pas garde, les commerciaux lâchent du lest pour signer.
La concurrence alimente la pression.
À l’intérieur, c’est pareil :
Les équipes – et c’est humain – voudraient bien gagner plus en en faisant un peu moins.
C’est légitime. Qui rêve de bosser comme un forçat pour gagner toujours moins ?
Alors si on ne fait rien, les clients donneront moins, les salariés demanderont plus, et les marges disparaîtront.
Le coach, sur ce point, a raison : on doit attendre quelque chose de nos équipes.
De la performance. De l’amélioration. Des résultats.
Et ce n’est pas à nous de tout faire.
Notre job, c’est aussi d’exprimer une exigence. De demander aux équipes de progresser, de produire plus et mieux.
Si je suis honnête, je dois reconnaître que ce que je prenais parfois pour de la tolérance était en fait une fuite. Je fuyais l’inconfort de confronter la médiocrité ou les mauvais comportements.
Et, vu les discussions que j’ai avec d’autres entrepreneurs, je ne pense pas être le seul.
La bienveillance affichée est trop souvent de la complaisance ; nos « valeurs » sont, peut-être, parfois, une trop bonne excuse pour nos faiblesses.
Alors oui, on peut détester le style du coach à jet privé, et préférer les valeurs d’humanité, de respect, de partage. Mais ça ne doit pas nous empêcher d’être lucides : sans performance, sans exigence, sans rentabilité solide, nos valeurs ne tiendront pas longtemps. Elles coûteront trop cher.
Et ce n’est pas une trahison de notre idéal de demander toujours plus à notre boîte et à ceux qui y travaillent.
C’est au contraire la condition pour que cet idéal ait une chance de durer.
J’ai encore un peu de chemin à faire pour affirmer une exigence bienveillante ET ferme, mais j’ai une associée qui me montre la voie et un psy qui m’aide à assumer. Je progresse.
Et tu sais quoi ? Ça marche ! Rendez-vous dans trois ans pour constater les résultats.
Et toi, tu en attends quoi de ta boîte ?