Une épidémie frappe le petit monde des créateurs Youtube.
Vous ne l’avez peut-être pas vue, c’est normal, car vous n’êtes sans doute pas directement concerné par la création de contenu et donc moins attentif à l’évolution de l’écosystème business Youtube.
Pourtant vous allez voir que ça doit nous interpeller nous aussi comme dirigeants.
Depuis quelques mois, une vague de burn-outs a touché des créateurs très connus : Ali Abdaal, Matt D’Avella, Eliott Meunier, Squeezie, McFly et Carlito, Mastu, Lena Situation, Vilbrequin… Ces infopreneur/euses ont toustes de grosses chaînes construites, au départ, autour de leur personnalité ou de leur hobby. Iels ont créé de l’intérêt, puis une audience autour de leur passion, et en ont fait un business.
Ça devait être un boulot plaisir qui finance leur liberté et leur épanouissement. Alors, qu’est-ce qui se passe ? De quoi se plaignent-ils ces enfants gâtés de la Creator Economy ?
Ils sont victimes du « Syndrome de Sisicaryphe » (ne cherchez pas, je viens de l’inventer ;-).
D’une part, chaque vidéo est comme le rocher de Sisyphe : on a poussé une idée, une intuition, une information tout en haut de la montagne des contenus en la transformant en vidéo virale… puis on doit redémarrer tout en bas pour la vidéo suivante. C’est sans fin, il faut tout le temps trouver de nouvelles idées.
Pire, chaque rocher est plus gros que le précédent.
La première vidéo qui a atteint les 1000 vues a sûrement été une grande victoire, puis ça a été 10 000, 100 000 … Chaque succès devient un nouveau plafond à dépasser.
1 million de vues ? Pfff, ça c’était avant. Maintenant, c’est 2 millions qu’il faut atteindre. Puis 10. Toujours plus, toujours toujours plus.
Comme Icare, leur génie leur a permis de s’élever au-dessus du commun des mortels, mais plus ils s’approchent du soleil plus ça devient chaud pour eux 😉
Et c’est là qu’ils se crament.
La poursuite de sa passion s’est transformé en course à la performance – amplifiée par la loi des rendements décroissants : chaque palier supplémentaire demande des efforts exponentiels. D’après une enquête de TubeBuddy, 73% des créateurs ont reconnu avoir connu une forme de dépression ou de burnout.
Iels sont devenus esclaves de leur machine à performer, condamnés à nourrir une bête toujours plus grosse et plus vorace.
Mais ce drame, s’il est super visible chez ces créateurices dont le business est public, n’est pas propre à YouTube.
Dans nos PME aussi, la course à l’efficacité à tout prix épuise les équipes, les dirigeants et parfois même les entreprises entières. Personnellement j’ai connu plusieurs phases de «down» où j’étais fatigué d’être fatigué et d’avoir le sentiment que je n’avais aucune issue.
Or j’ai assisté, mardi dernier, à une intervention qui m’a retourné la tête.
J’étais dans une conférence de la communauté tech quand, entre deux talks sur l’IA, a débarqué sur scène le biologiste Olivier Hamant, venu réveiller les vieux geeks barbus pour nous parler de robustesse à l’heure du réchauffement climatique.
C’était passionnant mais, surtout, ce qu’il nous a raconté a résonné profondément avec les drames intimes de ces entrepreneur/euses épuisées par la roue du hamster.
Et ça m’a donné des idées pour ma propre économie/écologie personnelle.
Il commence par rappeler que le principal marqueur des changements climatiques, ça va être l’amplification des fluctuations.
Les écosystèmes (au sens large : de la prairie à l’océan en passant par les métropoles) sont de plus en plus déséquilibrés, ce qui se traduit par des effets d’accordéons dont la fréquence et la brutalité ne vont faire qu’augmenter. Sécheresses et inondations, vagues de froid ou dômes de chaleurs, surpopulation ou désertification, espèces invasives ou menacées… tout va devenir de plus en plus caricatural, oscillant et problématique.
(au passage il indique que le premier critère d’impact doit donc être la préservation ou la restauration des écosystèmes, avant tous les autres)
Et dans ce nouveau monde fluctuant, instable et en mutation permanente, l’obsession de la performance qui sous-tend nos économies pourrait bien être une impasse.
Toute notre société, et son modèle économique, a émergée dans un monde stable où les ressources étaient abondantes au point de paraître inépuisables. Dans un monde lent et prévisible, viser l’optimisation fait sens. La concurrence pousse à être toujours plus rapide et efficace que les autres dans l’exploitation des opportunités. C’est la Tragédie des communs de Gareth Hardin. Nous avons grandi dans un monde drogué à la compétition et la performance.
Mais la bascule écologique va bousculer tout ça.
Dans un monde fluctuant, la véritable clé de survie ce n’est plus l’optimisation ; c’est la robustesse – la capacité à résister aux chocs et à rebondir. Et la robustesse, nous apprend la biologie, ne se construit pas par la performance maximale.
Olivier Hamant nous a montré que, dans les systèmes naturels, cette robustesse repose sur des caractéristiques contraires à l’idée de performance : là où les systèmes optimisés recherchent la vitesse, la standardisation, la prédictibilité, l’épure, l’alignement, l’efficacité, les écosystèmes naturels sont au contraire :
- Lents et imprévisibles,
- Inefficaces (Le vol de la mouche !)
- Redondants,
- Diversifiés et incohérents,
- Brouillons et non finalisés
Ils ne sont pas performants, par nature. Il en donne un exemple biologique marquant : la fièvre.
La température d’équilibre de notre corps est à 37°C, mais ce n’est pas la température maximale. L’optimum pour notre métabolisme est plutôt à 40°C. Pourquoi ne pas fonctionner à pleine capacité tout le temps ? Parce que ce serait mortel.
C’est la température où nos bactéries et nos enzymes sont au max de leur performance pour lutter contre les pathogènes mais être tout le temps en sur-régime nous épuise et nous tue.
Comme les youtubeurs obligés de tout le temps être au top pour maintenir les vues qui font les revenus, devenus nécessaires pour payer les salaires … de la grosse équipe qui les aide à atteindre ce niveau de vues. La roue du hamster.
Les écosystèmes sont robustes car leur équilibre est proche de l’étiage, dans une zone de sous-performance qui laisse de la marge pour les pics de perf en cas de nécessité.
Dans nos entreprises, cette même logique s’applique : la performance constante n’est pas viable à long terme. C’est pourtant ce que l’on vise, le plus souvent. Il est temps d’en prendre conscience car c’est usant.
La robustesse, elle, peut se construire par la diversité, la redondance, et même par ce qu’on pourrait appeler des éléments « non performants ».
C’est un changement copernicien de système de référence.
Par exemple, si on cherche la compétitivité, on délocalise. Si on cherche la résilience, on relocalise, contre la logique de rentabilité immédiate.
J’ai trouvé ça d’autant plus intéressant que je connais des entreprises qui ont déjà adopté ce paradigme. Par exemple UT7, une coopérative singulière où les copains un peu fous ont décidé de recruter une philosophe. Elle ne gère pas de projets clients, ne facture presque rien, mais elle contribue à nourrir les réflexions et les débats internes. Le résultat ? Une entreprise plus innovante, plus riche intellectuellement, et paradoxalement, plus performante à sa manière puisque cette richesse lui fait gagner des marchés auxquels sa petite taille n’aurait pas dû lui permettre de prétendre.
Dans un style différent, des dirigeants du CJD décident de dédier une partie de leur temps et des ressources de leur entreprise à des projets associatifs, sociétaux ou d’insertion. Ce ne sont pas des activités directement rentables. Pourtant, elles renforcent la motivation, le lien social, et parfois, elles ouvrent des opportunités économiques inattendues.
Prenez Le Majordome du Net, une petite boîte de l’Oise qui embauche régulièrement des personnes en reconversion, peu rentables à court terme mais essentielles, du point de vue de la fondatrice, pour enrichir l’équipe et donner du sens à son travail.
Ces entreprises ne sont pas les plus rentables de leur secteur, et sûrement pas les plus efficaces, mais elles sont là depuis des années, malgré les crises, et leurs dirigeants (et salariés) sont bien plus épanouis que la majorité d’entre nous.
Ce qui ressemblait à un truc de hippies pourrait bien être la norme de demain.
C’est une stratégie qui mise sur le long terme : renforcer l’esprit collectif, favoriser l’entraide, et construire une résilience invisible mais précieuse.
Cette idée, construire une entreprise dont le point d’équilibre est sous-optimal mais qui cultive des facteurs de résilience, m’a tellement plu que je vais en faire le socle de mon business model pour Mille Mentors (on en reparle en Janvier).
Pour Goood, comme pour vos entreprises j’imagine, c’est plus difficile : il y a un existant et le modèle économique n’a sans doute pas été pensé selon ces critères.
Du coup je me demande : en tant que dirigeant/es, comment est-ce qu’on peut introduire cette idée de robustesse dans nos entreprises, tout en continuant à être « performants » dans un marché qui s’en fiche et valorise uniquement la performance à court terme ?
Voici quelques idées :
Plutôt que de bâtir un business plan en partant des objectifs de performance et de résultats, on pourrait prendre comme référence un point bas, par exemple notre plus mauvais mois de l’année, et structurer la boîte pour être viable si toute l’année est comme ça.
Si la structure de coût de l’entreprise est supportable avec une activité à 70% de nos capacités max, et qu’on accepte de monter en charge à 90 ou 100% en pic, alors les bons mois font le résultat, et les mois creux font la soutenabilité, en permettant la récupération et les activités non rémunérées.
Et si la variabilité est très forte, on peut aussi avoir une structure légère et un réseau de capacités excédentaires à la demande, avec des prestataires, freelances ou confrères.
Ça peut également être des activités qu’on mène dans les temps creux et qu’on suspend quand la demande client est forte.
C’est presque du bon sens paysan : l’hiver les journées sont courtes et le soir on fabrique des paniers, des meubles ou on répare les outils ; l’été au moment des récoltes, on passe 15h par jour dans les champs.
J’ai ainsi assisté en 2015 à une présentation de l’entreprise Serge Ferrari, qui fabrique des bâches et toiles tendues, pour les camions, les chapiteaux, etc. L’activité est très fortement saisonnière et ils ont eu l’idée de lancer une filière de recyclage des bâches usagées en complément. Pendant la haute saison, ils récupèrent et stockent les bâches qu’ils remplacent. Pendant la basse saison, ils les nettoient, les réparent, et les revalorisent. Ça maintient l’emploi qualifié toute l’année, ça donne du sens au travail et ça crée une source de revenus secondaire. Boucle vertueuse.
Je commence tout juste à explorer cette idée mais je suis déjà convaincu que des solutions sont possibles. Nous pouvons développer des stratégies bifaces : maintenir un socle de performance pour rester compétitif, tout en cultivant des marges de robustesse (diversité, inefficacité, espaces d’exploration).
Reste que c’est bien à nous, dirigeant/es, de faire le pivot.
Et pour faciliter le déclic je vous invite à un petit exercice : prenez une feuille blanche. Vous allez lister toutes vos activités.
Faites deux colonnes :
- À gauche les activités qui contribuent directement à vos résultats économiques (la vente, la production, la facturation, la gestion de trésorerie …)
- À droite, les activités qui ne sont pas directement «rentables» ou facturables (par ex, dans mon cas, aller voir Olivier Hamant ou accorder un peu de temps à des gens de mon réseau qui cherchent du boulot, pour les aider).
Identifiez, quelle que soit la colonne, les activités qui vous apportent le plus de satisfaction.
Maintenant posez-vous ces questions :
- Quelle part de nos performances sur les activités rentables tient à ce qu’on a fait plus tôt dans la colonne non rentable ?
- Est-ce que la balance obligations vs satisfaction penche du bon côté ?
- Est-ce qu’il y a des activités non rentables et non satisfaisantes qu’on pourrait supprimer ou diminuer au profit d’une baisse de rythme ?
- Qu’est-ce que ça m’apporterait de faire ces changements ?
Je dis souvent, en paraphrasant Cédric Watine, que le job d’un manager c’est de produire des Résultats Renouvelables. Alors, si nos managers sont chargés de construire une performance collective durable, que dire de notre rôle comme dirigeants ?
Que cultivons-nous aujourd’hui qui fera la force de notre entreprise dans un monde instable ? Peut-être qu’une partie de la réponse se trouve là où nous ne regardons pas encore : dans les marges, les réserves, l’émergent, le plaisir.
C’est ça, la leçon de stratégie que je tire de l’intervention d’Olivier Hamant : semer des graines d’imprévu et récolter de la joie.
Pour aller plus loin :
- Un kit dédié à la biodiversité, sorti par Bpifrance qui partage ses recommandations pour intégrer les enjeux de la biodiversité dans la stratégie des entreprises.
Biodiversité en entreprise : quand la nature inspire la performance
- Le compte-rendu par La Tribune du forum Act 50, dont il ressort que la transition écologique pousse de plus en plus d’acteurs économiques à s’engager dans de nouvelles voies, fondées sur l’engagement environnemental, la résilience, voire la régénération. Alexandra Mathiolon, PDG de Serfim, livre son témoignage : « On crée de la résilience par la diversité des métiers, ainsi que par la manière de les exercer en travaillant notre impact et notre empreinte environnementale ».
L’adaptation au changement climatique concerne aussi les modèles d’affaires
- Un entretien tout à fait passionnant avec un chercheur en science de gestion qui s’intéresse aux entreprises qui tentent de réinventer des modèles économiques plus vertueux et se heurtent à la réalité des marchés.
« Changer l’entreprise de l’intérieur, c’est mener une vraie guerre culturelle »