[Cette chronique a d’abord été publiée dans la newsletter du 4 février 2024. Abonnez-vous]
Est-ce que vos collaborateurs vous ont déjà reproché de vouloir tout contrôler ? Ou, pire, d’être inconséquent, ou imprévisible : de les abandonner sur certains sujets, ou dans certaines périodes, puis de revenir d’un seul coup avec des exigences excessives, vouloir tout valider, tout contrôler ?
J’ai assisté plusieurs fois, dans différentes entreprises, à ce mécanisme, et ça finit toujours par provoquer de la colère et du ressentiment.
Une bonne leçon de management
Il y a une dizaine d’années, j’ai pris une bonne leçon de management de PL, un de mes salariés.
Il m’avait avoué, dans un de nos 1-à-1, m’avoir délibérément tenu à l’écart des travaux qu’il animait sur la refonte de notre blog en raison de ma façon de contrôler les livrables importants pour moi : « Quand tu es là tu as des supers idées et des exigences fortes, puis tu es happé par d’autres sujets, on se débrouille, on avance et, quand tu reviens et que ça ne te convient pas, tu casses tout. Donc j’ai décidé d’avancer sans toi et qu’on se passerait de tes bonnes idées. »
Une petite gifle, méritée malheureusement.
Mais, au-delà du côté un peu vexant, ça m’a longtemps posé question : entre l’abandon et l’excès de contrôle, c’est quoi la bonne posture de chef-fe ?
Parce que, d’un côté, personne n’aime vraiment être contrôlé. En tous cas, moi, ça me donne le sentiment d’être mis sous tutelle, comme quelqu’un d’irresponsable. Et puis, un peu, aussi, que celui ou celle qui tente de me contrôler me met une forme de pression. Un peu comme si le contrôle était justifié par mon insuffisance de résultats.
Sous pression ou sous tutelle, le contrôle dominateur ça rabaisse.
Mais d’un autre côté, quand on est chef-fe, on est responsable des résultats. C’est même le cœur de la fonction managériale : faire en sorte qu’on puisse compter sur les résultats attendus de l’équipe.
Le double tranchant du contrôle
Donc, comme chef-fe, notre job c’est de s’assurer que les résultats seront là, durablement. Et ça suppose que les autres, celles et ceux dont dépendent les résultats, fassent bien le boulot. Donc, pourrait-on se dire, ça suppose qu’on exerce un minimum de contrôle.
Sauf qu’il y a contrôle et contrôle, et que ton minimum est peut-être déjà au-delà de mon maximum.
Contrôler, selon le Larousse, ça signifie aussi bien examiner que vérifier, surveiller, maîtriser, dominer, restreindre ou imposer.
Quand je contrôle la trajectoire de ma voiture, c’est une bonne chose, pour ma propre sécurité et celle des autres.
Quand l’Urssaf vient contrôler nos comptes, c’est nécessaire car c’est l’argent de la collectivité qui est en jeu, mais on voit déjà que cela s’inscrit dans une logique de méfiance face à la possibilité de triche.
Et quand une société prend le contrôle d’une autre, on sait que les salariés de la petite boite n’auront plus grand chose à dire quant à leur destin.
Pouvoir de, pouvoir sur
Bref, le contrôle est un pouvoir à double tranchant. Positif quand on l’exerce, négatif quand on le subit.
Et c’est, je crois, le cœur du sujet :
On a tous une aspiration normale à la puissance. Comme être humain c’est naturel d’aimer se sentir en pleine possession de soi, de se sentir capable, en maîtrise, en réussite. Rien de problématique ici, tant que ce pouvoir s’exerce chez moi, dans mes réalisations.
Lorsque, en revanche, je dépends des autres pour accomplir ce qui est attendu de moi, les choses se compliquent. Pour être en réussite, pour être puissant, j’ai besoin de pouvoir.
J’ai besoin de pouvoir obtenir des autres ce qui m’est nécessaire.
J’ai besoin de pouvoir exiger, vérifier, et contraindre.
J’ai besoin d’avoir le pouvoir sur les autres.
Pour avoir le pouvoir de (produire quelque chose) il faudrait avoir le pouvoir sur (les personnes ou ressources requises) ?
Je ne crois pas.
L’essence du leadership
L’alternative c’est, pour moi, l’essence même du leadership : le pouvoir d’obtenir des autres ce dont on a besoin, parce qu’ils y consentent plutôt que parce qu’ils y sont contraints.
Je ne crois donc pas que le besoin de puissance doive nécessairement conduire à exercer une forme de domination, de volonté de contrôle des autres.
Mais je constate pourtant que c’est le mécanisme le plus fréquent.
Et pas par une sorte de faillite morale ou manque de considération pour l’autre.
Non, je l’observe y compris chez moi comme un mécanisme presque instinctif : ceci est important pour moi, c’est l’autre qui s’en occupe, je veux avoir le contrôle du résultat ou de la méthode pour m’assurer que c’est conforme à mes besoins ou mes exigences.
Il me faut toujours un deuxième temps, de contrôle sur moi, pour me dire que ça n’est pas la bonne approche et pour me repositionner au bon endroit de la relation.
Donc je crois que cette tendance à vouloir tout contrôler, qu’on observe sans doute chez les dirigeants les plus impliqués, part d’un besoin légitime ou d’une bonne intention : être sûr que les résultats seront là, qu’ils seront de qualité. Et par un renversement ironique, c’est souvent cette attitude contrôlante qui va, justement, nous priver du meilleur travail de nos équipes.
Trois options face au besoin de contrôle
Je crois que ça cache une peur, et que c’est sur cette peur qu’il faut travailler si on veut être de meilleur·e·s chef·fe·s.
J’observe que la tentation du contrôle s’exprime surtout quand le comportement de l’autre nous met en danger. Le « danger » peut être réel, même s’il faut relativiser, par exemple quand l’équipe mène des actions qui ralentissent ou empêchent d’autres projets, ou ne semble pas prendre en compte les priorités stratégiques. Il peut aussi – et, dans mon expérience, c’est le plus fréquent – être fantasmé : on imagine que le comportement ou les actions de l’autre vont donner une mauvaise image à laquelle on va être associé, ou qui va retomber sur nous.
Bref, on se sent menacé par ce que l’autre fait, ou ne fait pas, ou pourrait faire, on passe en prise et on exerce son pouvoir pour contrôler la situation.
La personne ou l’équipe se sent agressée : elle comprend qu’on la juge incapable de prendre les bonnes décisions par elle-même, irresponsable, incompétente ou inconsciente et en nourrit de la colère, ce qui va nous compliquer la vie. Par ailleurs ça fait de nous la personne indispensable ce qui, pour flatteur que ça puisse sembler au début, n’est quand même pas de tout repos.
Or nous avons en réalité trois options :
- Laisser faire, c’est-à-dire accepter que les résultats ne seront peut-être pas ceux qu’on aurait voulu. Ça peut être une forme de lâcheté, ou de paresse, et ça serait dommage. Si ce résultat est important, c’est à nous de faire preuve de courage managérial et d’aller faire ce qui est nécessaire. Mais tout ne peut pas toujours être important. Il faut aussi savoir choisir ses batailles. (note à moi-même 😉)
- Tenter de contrôler l’autre, avec les effets délétères que l’on a déjà vus.
- Et enfin, réinvestir la relation et le cadre.
Réinvestir la relation et le cadre ça veut dire s’assurer qu’on parle régulièrement du travail fait et à faire, qu’on donne du feedback, rappeler ou préciser les importants, vérifier si l’autre est conscient des enjeux et ce qu’il croit qui est attendu de lui. Mais aussi remettre de l’exigence, le confronter à ses résultats en lui laissant la responsabilité de son comportement : « C’est ce que tu sais faire de mieux en réponse à ma demande ? »
Bref, faire du management.
Être dans le contrôle ou en contrôle ?
Et notre peur alors, qu’en fait-on ? Que se passe-t-il si, malgré ça, les résultats sont tellement mauvais que ça nous retombe dessus ?
Et bien on gèrera. Après tout, c’est aussi pour nos compétences qu’on a été choisi. C’est la confiance qui nous a été accordée qui doit nous rappeler que l’on peut avoir confiance en nous.
Et c’est vrai dans la vie autant qu’au boulot. Exprimons notre puissance dans nos réalisations et laissons la volonté de contrôle à celles et ceux qui manquent de contrôle sur eux-mêmes.
On n’a qu’une seule vie à vivre, et c’est la nôtre.
Laissons chacun vivre la sienne du mieux qu’il peut plutôt que d’essayer de la modeler à notre idée.
Pour aller plus loin:
En recherchant mes références précédentes aux 2R du management, je me suis rendu compte que j’avais déjà écrit quelques chroniques sur des sujets différents mais dont le propos se recoupe avec celle d’aujourd’hui. L’occasion de réviser son Barbu Bavard dans le texte 😉
- Exigeant mais pas autoritaire
- Les quatre cadrans d’un.e dirigeant.e
- Neuf façons de ne pas être un bon manager
- Être bon manager: trois choses à dire à ses collaborateurs
Et sinon j’avais sous le coude cet article de Forbes sur le leadership inefficace et les patrons qui abusent de leur pouvoir, provoquent un stress organisationnel qui paralyse, et ternissent la réputation de leur entreprise. Un rappel utile que les 2 R sont importants : les résultats, certes, mais pas à n’importe quel prix. Culture d’entreprise : Comment expliquer un turnover élevé ?
Ce texte a été originellement publié dans L’hebdo de Mille Mentors, le petit mail qui fait du bien le dimanche soir : une réflexion comme celle-ci, inspirée par l’actualité de la semaine, puis quelques pépites relevées dans ma veille et une pastille détente. Pour en profiter chaque semaine en avant-première, abonnez-vous.